Entretien avec Jean-Luc Richelle

Comment est venue l’idée d’écrire ce « cahier »?

L’écriture fait partie de mon quotidien personnel et professionnel, aussi écrire sur le gang de poules est venu en parallèle de l’écriture de ma thèse sans que je réfléchisse à l’idée d’un cahier que je pourrais publier plus tard. L’idée d’en proposer une écriture mise en forme pour le lecteur est seconde par rapport à la première écriture qui n’avait pas cette intention. J’ai envisagé d’en faire un cahier par la suite, compte tenu du nombre de feuillets écrits mais cela n’a été possible que parce que la maison d’édition La cause du poulailler a été sensible au sujet proche de ses « préoccupations » si l’on peut dire. L’idée qui sous-tend le cahier est de pouvoir écrire certaines choses que je n’ai pas pu écrire dans ma thèse, de façon plus détendue, et aussi bien sûr de révéler une expérience vécue quand même assez bouleversante !

Le « savant confronté à ses doutes par un gang de poules », s’agit-il d’une aventure vécue?

Oui ! Mais comme je le raconte ce n’est pas du tout une aventure prévue. Certaines personnes considèrent que le savant est celui qui sait. Je considère que le savant est celui qui doute et qui cherche parce qu’il sait douter et remettre en question ce qu’il sait ou croit savoir. C’est un vrai plaisir d’être disponible au doute. Ce dernier n’est pas déstabilisant mais enrichissant car il prête à une ouverture d’esprit, à l’écoute des autres, à la découverte. Les personnes qui savent tout, qui ont réponse à tout, qui croient maîtriser le monde, sont ennuyeuses et deviennent vite pénibles. Evidemment il y a de l’ironie dans ce texte à l’égard de certains savants ou universitaires, et j’en côtoie de cette espèce là, dont j’aime bien dénoncer le « tout petit monde » que David Lodge a dépeint avec verdeur. Mais il y a aussi une réflexion sur les rapports humains à partir d’une aventure vécue avec ces poules. Je me suis laissé aller à une approche inductive des événements au fur et à mesure qu’ils se produisaient, en découvrant par tâtonnement d’essais plus ou moins fructueux comment faire avec ces animaux. Je me suis rendu disponible à ce qui se passait. Cette disposition est aussi une méthode de travail de terrain qui relève de la recherche qualitative que je défends fortement en tant que chercheur. Enfin, bien des personnes me demandent si tout cela est vrai, mais bien sûr à 99% et je ne peux que confirmer que je me levais la nuit, que la grise est bien morte…Quant à savoir si j’ai malencontreusement glissé des extraits de ce journal dans ma thèse, il suffit de la consulter pour avoir la réponse.

Le chercheur, déterminé à s’engager dans un travail d’écriture qu’on devine harassant, auquel il veut se consacrer entièrement, se met à écrire le journal : une vie de poules. Pourquoi?

Après coup, on peut attribuer plusieurs raisons à l’écriture de ce journal, si on pense que le chercheur a encore toute sa raison et qu’on ne le range pas parmi les dérangés ! Mais on peut aussi interpréter son comportement en pensant qu’il n’a pas vraiment eu conscience de ce qu’il faisait en se mettant à écrire le journal et qu’il a glissé de la thèse au journal sur les poules quasi machinalement, en se mélangeant les pinceaux entre les deux écritures. Je dirais que c’est une irrépressible pensée-poussée intérieure qui le conduit à écrire parce qu’il sent confusément que cela lui permettra de comprendre ce qui se passe dans cette affaire. Se lancer dans l’écriture du journal c’est au départ pour garder de la distance par rapport au vécu, pour poser des repères, garder des traces sur lesquelles revenir ensuite. Puis de façon de plus en plus claire, ses relations avec les poules le conduisent à transférer sa réflexion aux rapports entre animateurs et jeunes. Il a l’intuition que cette affaire enrichit sa réflexion sur son sujet de thèse. Bon, le problème c’est qu’à un moment donné il ne maîtrise plus ce qui se passe, les poules le mènent par le bout du nez, il se laisse embarquer par ces petits évènements de tous les jours et il en devient barjot ou jobard parce que victime. Avec mesure toutefois puisqu’il maintient le cap pour avancer dans son écriture de thèse. Une des séquelles est que je parle parfois de moi à la troisième personne maintenant !

Comment passe-t-on d’un registre d’écriture académique ou universitaire à un registre plus fantaisiste et quasi comique?

Certains textes académiques sont fantaisistes mais ça ne se dit pas trop, ils ne font rire personne, n’intéressent que ceux qui se cachent derrière et manquent et de simplicité et d’humanité, donc de générosité. Je cours après des textes qui démythifient l’académisme. La tentation et le travers de nombre d’écrivains est de vouloir bien écrire avec des phrases bien tournées, des mots bien ronflants, beaucoup d’adjectifs et de métaphores, selon des représentations de l’écriture stylée, orgueilleuse, qui ont cours même parmi des modestes de l‘écriture. La conception que je cultive est celle d’un auteur qui peut à la fois être universitaire et à la fois simple humain pour proposer une expression compréhensible à ses semblables, sans s’estimer au-dessus d’eux. Donc la réponse à votre question c’est : en restant simplement humain. Des auteurs que je ne cite pas dans ce cahier mais que j’évoque, ont su reconnaître leur part humaine dans la posture de chercheur qu’ils pratiquaient. Comme eux je n’ai pu résister et me soustraire à mes tentations humaines et en plein travail de rédaction de thèse je me suis intéressé à la compagnie de ces trois poules, j’ai lu sans pouvoir m’interrompre deux ou trois polars passionnants, j’ai visionné quelques films, bu quelques bières, etc., comme autant de moyens de me ressourcer et de rester humain. Je dois aussi dire que certains registres, tel qu’une thèse, obligent à se censurer et on le fait d’autant mieux que dans d’autres registres, tel ce cahier, on transgresse toute censure sans se forcer. Ensuite on se laisse les uns les autres plus ou moins porter vers un type d’écriture peut être mais personnellement je ne pensais pas que ce texte pouvait relever du comique. Cette question sous-entend-elle de façon pernicieuse que ce texte n’est pas un texte académique ? J’aurais pourtant cru.

La personnification des trois héroïnes, la fascination grandissante que leur petite société emplumée exerce sur l’auteur, le détournement de son sujet initial vers l’observation obsessionnelle du comportement des trois poules, le chercheur est-il toujours à l’affût d’un sujet de recherche qui se cache derrière tout ce qui passe à sa portée?

Dans la vie personnelle courante je dirais que je suis un peu éponge aux événements, que j’ai une sensibilité aux personnes que je croise dans la rue, à ce qu’elles disent dont je m’imagine des suites, au contenu d’un film qui va me faire réfléchir, rire ou pleurer, à mille choses qui se passent autour et que je reçois avec empathie. Cela explique l’emprise fascinante, obsessionnelle comme vous dites et rapide du gang de poules sur ma vie. J’avoue que je ne suis pas à l’affût de sujets de recherche mais que je vis tous les jours mille sujets de recherche possibles, que je me trouve impliqué dans des affaires pas croyables, dans des imbroglios, dans des aventures inattendues. Je reste malgré moi dans une disposition d’ouverture à ce qui se présente et je suis fasciné par ce qui m’entoure, par ce que j’entends, par le déroulement du quotidien et je m’échappe souvent pour fuir ce qui veut s’imposer à moi. D’autres fois c’est un vrai plaisir, un vrai régal de rencontrer des personnes si aventurières, de vivre des situations si extraordinaires chaque jour. Ne croyez pas que je personnifie des animaux plus que d’autres personnes ne le font parce que je croise tous les jours des gens qui parlent à leur chien, à leur voiture, qui parlent tout seuls, qui hurlent après leur téléphone en plein magasin, etc. Des comportements bizarres c’est à votre porte en sortant à chaque instant. Ainsi chercheur devient un métier passionnant parce que tout ce qui passe à ma portée peut effectivement devenir un sujet de recherche mais qui ne se cache même pas. Sans oublier que le chercheur n’est pas en observation de ce qui se passe dans la vie sociale mais qu’il est pris dedans lui aussi et qu’il devient lui même sujet de sa recherche s’il ne veut pas l’amputer d’une partie importante qui est la part du chercheur dans la fabrication de l’affaire qu’il vit. Le chercheur du quotidien n’est pas un savant illuminé en habits de chasseur, juste quelqu’un comme vous et moi, enfin j’évite de me prendre pour quelqu’un de différent des personnes que je croise et il en est de même de ma conception de l’écrivain qui peut émerger d’un poulailler.

Le prochain livre ?

Il faut consulter le site de la cause du poulailler ! Je pense que ce sera sur les objets parce qu’ils font partie de ce quotidien difficile à démêler et qu’ils constituent vraiment un tas de problèmes dans ma vie depuis bien longtemps. Mais je suis sûr que bien des personnes se reconnaîtront dans cette relation aux objets.

 



 
© Editions La Cause du Poulailler.