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Une écriture engagée

Jean-Luc Richelle

En tant que lecteur du texte brut, j’ai été pris par le texte de Cheikh dès sa première lecture. J’ai été saisi par le sens et par la parole, d’entrée de jeu. J’ai cru à ce texte immédiatement, intuitivement. Il y avait là matière à livre. Par contre il m’a fallu le lire et le relire encore pour entrer dedans, pour me situer à l’intérieur, au plus près de l’auteur, pour en comprendre l’expression. Je ne connaissais pas nombre d’hommes politiques et d’auteurs sénégalais cités, de mots et d’expressions bien à lui, et j’ai du faire ce travail d’incorporation de l’écriture et du contenu, ce qui me paraît relever du travail de l’éditeur tel que je le vis à chaque fois pour chaque projet, avant d’émettre des propositions pour mettre en livre ce texte.

Il est ainsi à la fois facile et à la fois difficile de mieux expliquer comment nous choisissons un texte. Ma lecture est d’abord accompagnée d’une seconde lecture de la future éditrice pour nous accorder à retenir le texte et pour aller plus loin. Nous n’avons pas de critère prétendument littéraire exogène, seulement la clarté de l’expression et la correction de la syntaxe. Nos connaissances et nos expériences de lecture et d’écriture, notre imprégnation intellectuelle, tout cela joue dans l’appréciation subjective que nous affirmons. Nous éditons des livres qui correspondent à nos goûts et dont on pense qu’ils peuvent aussi être proposés à un ensemble de personnes, non seulement dans le réseau de proximité de l’auteur mais aussi à l’extérieur. Un critère est l’enthousiasme que la lecture d’un texte provoque en nous. Un autre critère est l’écriture engagée de l’auteur.

Ce texte propose plusieurs niveaux de lecture, mêlant réalité et imaginaire, actualité et passé, familier et réflexif, et n’est pas toujours simple à lire mais propose une écriture porteuse de sens, tel un fleuve qui coule devant nos yeux, telle une envolée de feuilles soufflées par une tempête. C’est une écriture qui coule avec plaisir à la lecture. C’est une écriture engagée qui nous engage. L’auteur s’engage avec ses mots, ses intonations, son rythme, son histoire et le ton qu’il donne à ses propos. Dans le livre de Cheikh, l’engagement est double, car c’est aussi une écriture politique. Ce n’est pas seulement un roman biographique, une fiction sur les déboires de la participation ou un recueil de quelques principes méthodologiques, c’est aussi une expression politique.

L’auteur explique que tout ce qui est fait dans notre démocratie pour promouvoir et instituer la participation des populations, conduit à en parler toujours plus, mais aussi à constater qu’on en fait réellement de moins en moins, selon une proportionnalité inversée ! L’institutionnalisation de la participation la dénature et produit une départition des responsabilités citoyennes. Pour permettre aux populatons de retrouver et de s’approprier une démarche participative, active, révolutionnaire, il semble nécessaire de revenir à des fondamentaux simples que Cheikh tisse à partir de ses engagements de jeunesse dans la société civile et dont il déroule les fils.

Une fois le texte retenu, c’est un travail de coopération qui commence entre l’éditeur et l’auteur. La forme d’écriture entraîne le lecteur qu’est l’éditeur, après un premier temps d’incorporation du texte, dans un deuxième temps, à en imaginer la composition à travers l’objet que le livre va constituer. Il m’a fallu comprendre ce texte qui présente plusieurs échelles dans le temps et l’espace, saisir sa cohérence interne et essayer d’en mesurer la force ou l’impact pour un lecteur distancié. Je pose des questions, je pousse l’auteur dans ses retranchements pour qu’il s’explique sur ce qu’il veut dire au lecteur, car, en fin de compte, c’est bien à lui qu’il s’adresse en étant publié. L’éditeur se met à la place d’un lecteur avec ses exigences et ses attentes. Parfois des phrases paraissent trop longues ou des phrases trop séparées demandent à constituer des paragraphes afin d’apporter un confort de lecture et de sens. Il est difficile de se méfier de soi-même, de sa propre culture, de son habitus en matière de lecture et d’écriture, pour recevoir, respecter, accepter, adopter la culture et le mode d’expression de l’auteur. Certaines expressions ne m’étaient pas familières, certaines données appartenant à la culture et à la vie sénégalaise, et il était important de ne pas y toucher, tout en veillant à proposer une lecture fluide au lecteur profane.

A l’arrivée, ce texte nous est tombé dessus alors que nous n’étions pas en manque de travail avec d’autres projets en cours, et voilà que trois mois après, le livre est déjà sorti ! C’est allé plus vite que nous ne le pensions. Le texte était clair et nous a emportés. Bien sûr parce que nous adhérons à l’engagement qu’il revendique et exprime de façon différente d’un guide formel sur le sujet. Aussi parce qu’en lisant, nous marchons dans les pas d’Arfang, parce qu’en marchant nous lisons la vie d’Arfang.

Le livre était chez l’imprimeur quand un élan de démocratie a vivifié le Sénégal, et réjoui son auteur, des millions de personnes et nous-mêmes.

Cheikh a présenté son livre au bar le Poulailler à Bègles et les éditions de la Cause du Poulailler ne pouvaient qu’être présentes pour faire connaissance avec Françoise qui incite aux bavardages entre gens qui passent, comme notre maison d’édition incite aux écritures et griffonages entre gens de peu. J’ai posé un autre regard sur ce texte et j’ai eu une autre écoute de ces extraits que je m’étais lus seul, d’une voix intérieure. Ce texte qui m’avait absorbé pendant sa mise en maquette et ses relectures multiples à la traque de la moindre faute, m’est apparu à travers l’appropriation qu’en avaient d’autres personnes à partir de la présentation de l’auteur. C’est par une écoute plus distanciée des extraits lus et des propos tenus que j’ai réalisé que ce texte était réellement de façon importante un texte politiquement engagé pour son auteur, puisqu’il racontait un engagement politique, soutenu par la mémoire de plusieurs compagnons de route qu’il cite dans son livre. Et c’est tout aussi facilement que Cheikh a lié ce regard, sur la participation là-bas et ici, au quotidien et à l’actualité que les personnes présentes ont questionnés, les récentes élections résonnant pour chacun.

Dans cet espace du Poulailler, le quotidien est parlé. Avec résistance, intelligence et humanité. Les dictons wolof et les histoires du conteur devenu écrivain ont rythmé les échanges. Jean-Michel Lucas a exprimé son enchantement de la portée de ce livre qu’il a préfacé. Alors que lui-même s’échinait à théoriser sur le même sujet, il recevait le texte romancé de Cheikh, qu’il n’aurait pu écrire mais qui lui semblait bien correspondre à son auteur et à son expression mêlée d’humour et d’esprit sur un sujet central pour la vie démocratique. En tant qu’éditeurs, nous ne pouvions qu’être satisfaits d’avoir rempli au mieux le rôle de médiateurs entre l’auteur et le livre puis entre le livre et les lecteurs futurs, assurés que ces derniers seraient vite emportés eux aussi.