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FILMER L'INVISIBLE Jean-Claude Cheyssial

J’ai lu ce carnet de voyage comme on écrit un journal d’étonnement : en prenant conscience de mes représentations et en faisant tomber certaines d’entre elles pour en construire d’autres, en découvrant ma façon de regarder les autres, eux, les africains, les ngangas ou guérisseurs, et en découvrant la façon dont ils me regardent comme occidental, moi, nous, les français, prisonniers du poids de l’histoire et d’un certain rationnalisme. Je me retiens d’écrire après avoir lu ce livre : « j’ai vu », car c’est l’image qui devrait nous donner à voir et non l’écriture même si elle a la prétention de filmer ainsi que l’annonce le titre et qui plus est Filmer l’invisible. C’est peut-être ici la qualité du cinéaste qui se fait écrivain d’utiliser une forme narrative et des mots qui donnent à voir. Je me retiens également d’écrire après avoir lu ce livre : « j’ai entendu », pourtant, j’ai cru entendre la harpe, les clochettes, les chants, les voix.
Le travail de documentariste de Jean-Claude Cheyssial relève d’un cinéma ethnographique, selon une démarche qui s’inscrit dans la durée. Il a fallu cinq ans à Jean-Claude pour gagner la confiance des personnes et pour être accepté avec une caméra dans des rites des sociétés secrètes du Gabon où il a mis les pieds pour la première fois en 1992. A la manière de Jean Rouch, cinéaste et ethnologue, dont il est écrit : « lorsque le cinéaste, caméra à l’épaule, filme un rituel africain, il improvise ses cadrages, ses mouvements, le rythme de ses plans dans une chorégraphie qui évoque celle du jazz », il se fond dans l’espace du bandja, temple sacré du Bwiti. Le documentariste s’immerge dans la situation et interagit avec elle, du début de sa présence dans « le monde de l’invisible » jusqu’à la restitution de son travail aux « enquêtés ». Je pourrais écrire « jusqu’à la restitution de ce que le cinéaste a capté de leur vécu et de leurs savoirs ». Le dispositif cinématographique est tout aussi léger que l’équipe est réduite. Des entretiens permettent de comprendre le rapport qu’entretiennnet les humains à la nature et aux plantes, notamment à l’Iboga, le Bois Sacré, la racine qui permet d’accéder à la connaissance. Dans son livre, ainsi que dans ses films, en suivant les rencontres qu’il a faites, Jean-Claude nous permet de toucher l’invisible. Nous comprenons progressivement que ce dernier irrigue la vie de toute la population, et c’est avec respect que nous entrons dans le monde du sensible où le sacré se distingue du profane.
Et vingt ans et sept films plus tard, il livre le témoignage de cette aventure personnelle comme celle d’une expérience riche d’anecdotes et de rencontres qui sont devenues des amitiés dont il nous ouvre la porte avec confiance. Ainsi, Atome Ribenga, Motemba, Bernadette Rébéniot, parmi d’autres, nous deviennent familiers. La force des liens l’incitera à revenir durant quinze années pour filmer. Une partie du périple de Jean-Claude Cheyssial conduit le lecteur en Amazonie pour des rencontres exceptionnelles dont il lève le voile. Ses films préservent une culture traditionnelle qu’il est urgent de sauver.
Le dvd qui accompagne le livre est un complément incontournable. Il comprend le premier film La nuit du Bwiti qui lui a facilité l’obtention des autorisations pour filmer les sociétés initiatiques au Gabon. Des photos originales travaillées par son fils Vania rythment les chapitres. A la fermeture du livre, de nombreuses questions restent : comment le cinéaste a-t-il maintenu une juste distance aux croyances et à l’initiation ? Qu’en est-il de la pénétration de la mondialisation chez les Pygmées ? L’image restituée conforte t-elle les cultures, c’est à dire aussi les relations de domination entre tribus ? Comment le cinéaste peut-il se porter garant d’un profond respect des personnes filmées ? Quels sont les effets de l’enquête sur celui qui la mène ?

Jean-Luc

 



 
© Editions La Cause du Poulailler.